Libertés fondamentales des personnes morales : jusqu’où peut-on aller ?

« Libertés fondamentales du salarié : jusqu'où peut-on aller ? », a récemment questionné l’association Avosial lors de son colloque annuel. En débat, la question de la place des libertés fondamentales dans l’entreprise. Au moment de l'échange entre les intervenants et le public, des voix ont fait remarquer : 

« Pourquoi ne mobilise-t-on pas l'article 4 de la DDHC au bénéfice de l’employeur ? » « L’employeur aussi a des droits fondamentaux ! »

Est-ce aussi évident que cela ? 

Si les personnes morales jouissent aujourd’hui de nombreux droits fondamentaux, elles le doivent essentiellement à la jurisprudence européenne [1]

Dans un but de libéralisation du marché, l’Union européenne a renforcé la protection des agents économiques moraux en leur reconnaissant progressivement des droits comparables à ceux des personnes physiques [2].

Les personnes morales peuvent ainsi prétendre à la protection de droits et libertés, tels que consacrés dans la Déclaration des droits de l’Homme, et revendiquer leur liberté d'expression [3], leur liberté religieuse [4], leur droit de propriété, ou encore leur droit à la protection de leurs locaux [5].

À bien y réfléchir, cette reconnaissance n’est pourtant pas naturelle. En 1789, les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme. Du Citoyen. De l'individu. 

Comment, alors, une personne non-humaine peut-elle disposer de droits humains ? 

La réponse tient en trois mots : la personnalité juridique. Puisque la personne morale a une personnalité juridique [6], elle est une personne juridique, au même titre que la personne physique.

Elle doit alors bénéficier des droits attribués aux personnes, dits droits subjectifs, au même titre que la personne physique. 

Une explication juridiquement valide, mais peu satisfaisante. Personnes physiques et morales sont assimilées sous les traits communs de la « personne juridique », alors même qu’elles présentent des réalités économiques et sociales très différentes. 

Ces dissimilitudes sont particulièrement visibles en droit du travail. En déployant son activité dans le champ économique, social, ou politique, l’employeur dispose d'une puissance qui dépasse largement celle de n'importe quelle personne physique. Il impose sa direction, son contrôle, ses sanctions, ses conditions de travail, sa politique de rémunération, ses investissements, sa surveillance, ses iniquités, et ses ressources financières pour s’en défendre. Ses prérogatives le rendent donc capable, bien plus qu'une personne physique, de lourdes conséquences sur les intérêts légitimes de ceux qu’il emploie. 

Malgré ce déséquilibre, l’idée selon laquelle les droits et les libertés fondamentaux des personnes morales et des personnes physiques se valent conduit nécessairement à les mettre en balance sans hiérarchie. 

Cette tendance à l'anthropomorphisme des personnes morales peut être expliquée, selon Xavier Dupré de Boulois [7], par l'absence de dispositions législatives protégeant spécifiquement leurs intérêts extrapatrimoniaux. En l'absence de tels droits, elles auraient été contraintes de puiser dans les droits humains. 

On note cependant que les personnes morales ne manquent pas de ressources quand la jurisprudence distingue leurs droits de ceux des personnes physiques. 

Par exemple, la loi sur le secret des affaires a émergé, sous influence européenne, après le refus jurisprudentiel de reconnaître aux personnes morales un droit au respect de la vie privée. Pourtant, auparavant, un célèbre arrêt de cour d’appel [8] avait considéré que les personnes morales étaient susceptibles de subir une atteinte à leur vie privée dès lors qu'elles étaient titulaires de droits, non pas identiques, mais analogues aux droits de la personnalité. Mettant fin aux incertitudes, et s’opposant à une assimilation totale des personnes morales et physiques, la Haute juridiction a jugé que « si les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil » [9]. Puis, volant au secours de la personne morale privée de privé, le législateur a offert un cadre juridique solide pour préserver la confidentialité des informations sensibles au sein des entreprises [10].

De même, après la réforme du Code pénal de 1994 incriminant la dénonciation calomnieuse « dirigée contre une personne déterminée », et non plus « contre un ou plusieurs individus », la Cour de cassation a dû admettre qu'une personne morale puisse être victime d'une dénonciation calomnieuse affectant son honneur [11]

Aujourd’hui, sans doute, l’argument selon lequel les personnes morales doivent chercher dans les droits de l’Homme ce que la loi ne leur a pas donné est désuet. 

À la fin du XVIIIe siècle, lors de la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la « personne morale » n'existait pas. Au vu du rôle prépondérant qu’elle joue deux siècles plus tard, l’adaptation des textes fondamentaux à cette nouvelle réalité pourrait se concevoir. Sur le modèle de la théorie américaine de « Constitution vivante », l’évolution des circonstances factuelles seraient prise en compte par une interprétation dynamique du texte juridique ancien. Sûrement pourrait-on imaginer, quelques pas en avant, proclamer la Déclaration des droits de l’Homme, du citoyen, et des personnes morales ! 

Ambitieux… Mais appliquer mécaniquement aux personnes morales des principes pensés pour les individus permet-il une meilleure prise en compte de la réalité ? « Comparaison n'est pas raison ». À nature juridique propre, régime juridique propre. L’Homme a une conscience, la société a un objet social. 

Quinze ans plus tard, les mots du professeur Grégoire Loiseau sont toujours bons à relire : « La primauté de la personne ne la place pas uniquement au sommet d'une échelle qui graduerait la valeur respective à reconnaître aux existants du monde du droit. Elle institue, dans l'ordonnancement normatif, une catégorie irréductible à toute autre, dont le statut, qui lui est propre, lui demeure par essence singulier. » [12] 

Par ailleurs, le vote de nouvelles lois contemporaines n’est-il pas plus satisfaisant, d’un point de vue démocratique, que l’interprétation jurisprudentielle des textes fondamentaux ? 

Assurément, il ne s’agit pas de remettre en cause la reconnaissance de la personnalité juridique des personnes morales ! Un sujet moral dépourvu de droits ne peut réaliser son objet social dans un univers juridique aussi largement déployé. De même, la personnalité juridique est un prérequis à l’engagement de la responsabilité, comme le montre la loi « Perben II » du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

Il est plutôt ici question de préférer des moyens juridiques appropriés [13], et de ne plus considérer que l’intérêt objectivement appréciable de la personne morale à disposer de droits est le même que celui de la personne physique [14]

Les écueils d’un élargissement des droits fondamentaux au bénéfice des personnes ne sont pas loin. En 2010, dans l'affaire Citizens United v. Federal Election, la Cour suprême américaine a jugé que les limites imposées aux dépenses indépendantes des entreprises équivalaient à une limitation de leur liberté d'expression. Ces restrictions constituaient donc une violation du premier amendement de la Constitution américaine. En considérant que les dépenses de campagne étaient un type de « discours », l’arrêt a permis aux entreprises de dépenser des sommes illimitées pour les élections, élargissant ainsi l'influence politique déjà considérable des donateurs ultra-riches, des entreprises et des groupes d'intérêts particuliers. 

Puisque le législateur a commencé à le faire, nous ne pouvons que l’encourager à élaborer un cadre juridique dédié aux personnes morales. Seront ainsi pensées des lois cohérentes, justes, sans qu’il soit besoin de détourner l’esprit des droits de l’Homme. Encore faudra-t-il, au surplus, s’abstenir d’éplucher les textes fondamentaux à chaque contrariété de la personne morale, complexée par son manque d’humanité.



Sources :

1 -  CJUE 7 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, n°11/70 ; 14 mai 1974, Nold, n°4/73. 

 2 - Xavier Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – 1 ère partie : pourquoi ? », RDLF 2011, chron. N°15.

3 - Cass. AP, 12 juillet 2000, 99-19.004 ; Cour EDH 22 mai 1990, Autronic AG c. Suisse. 

4- Com. EDH, 5 mai 1979, Church of Scientology c. Suède. 

5- Cour EDH, 16 avril 2002, Soc. Colas c. France ; CE Sect., 6 novembre 2009, n°304300, Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, n°09-70740. 

6- Garcia Kiteri. « Les droits fondamentaux des personnes morales. Institut Universitaire Varenne. Droits fondamentaux, ordre public et libertés économiques », L.G.D.J 2013, 9782916606767. Ffhal-0108

7- Xavier Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – Partie II : Comment ? », RDLF 2011, chron. n°15 et 17 et RDLF 2012 chron. n°01. 

8- Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 10 mai 2001, n° 00/19621. 

9- Cass. Civ. 1ère, 17 mars 2016, 15-14.072 ; Civ. 1re, 16 mai 2018, n°17-11.210. 

10- L. n°2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires [JO 31 juillet], transposant la directive Dir. [UE] n°2016/943 du PE et du Cons., 8 juin 2016.

11- Cass. Crim. 22 juin 1999, n°98-80.593. 

12- Grégoire Loiseau, Des droits humains pour personnes non humaines, D. 2011, p. 2558.

13- Sébastien Cacioppo, « De l’extension du domaine de l’anthropomorphisme : le Conseil d’État accorde aux personnes morales le bénéfice du droit à la vie privée », Revue Juridique Personnes et Famille, Nº 2, 1er février 2023. 

14- Grégoire Loiseau, Des droits humains pour personnes non humaines, D. 2011, p. 2558.




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